top of page

RALENTIR la peinture

​

La peinture se maintient-elle? 

​

Réponses:

Y michaud : Parce que c’est la poésie de l’œil et que la poésie aussi se maintient : nous avons besoin de l’une comme de l’autre. Accessoirement, je dirais aussi que la peinture se maintient parce qu’elle est durable, plus durable en tout cas que bien d’autres productions artistiques condamnées à l’éphémère. En fait, je ne suis pas inquiet pour la peinture. Je suis plutôt inquiet que pas mal d’artistes ne croient plus en leur art. 

 

Miquel Mont : Je suis convaincu que le caractère manuel qu’elle implique est dans le monde où nous vivons, où tout ce qui nous entoure est fait par des machines, lui confère une force particulière. Ce qu’on fait de nos mains est aujourd’hui chargé d’une valeur spéciale, de subjectivité. Warhol le savait très bien et je crois c’est une des raisons pour laquelle il utilisait si « mal » la sérigraphie. 

 

Olivier Notellet : La peinture ne se maintient pas, elle est, elle a été , elle sera, elle nous fait, elle nous constitue. Ceux qui parle d’elle en évoquant sa disparition ne savent tout simplement pas la voir, la voir bouger, s’éclipser pour reparaitre plus insidieuse, plus forte ou au contraire muette, discrète comme un sourire

 

Christophe Cuzin :La peinture exista avant l’écriture, peut être en même temps que la parole, il serait étonnant que notre époque arrogante puisse la faire disparaître. Par ailleurs aujourd’hui elle ne rentre pas dans les machines sophistiquées de notre communication, son appréciation reste physique et debout devant. Un objet manuel inquiet et intime.

 

Karim Ghaddab :Même si, comme tous les arts, la peinture s’inscrit dans une histoire, elle est essentiellement anhistorique, pour ne pas dire pré-historique. Elle nous vient toujours du temps d’avant. Sans doute du fait du temps millénaire qui pèse sur ce médium, qui le fait se confondre quasiment avec le processus d’hominisation, même une peinture faite ce matin n’est jamais absolument contemporaine. Le privilège et la malédiction de la peinture, c’est seulement qu’elle est vieille ! Le rapport au temps qui lui est spécifique est donc celui de l’histoire et de la mémoire, pas du tout celui de la réalisation technique. D’ailleurs, une image de synthèse en 3D n’est ni plus simple, ni plus rapide à produire qu’une peinture. Mais, en tant qu’elle est conditionnée par la performance d’outils technologiques, elle contient sa propre obsolescence. L’image infographique est promise à une péremption rapide, alors que la peinture est déjà morte au moment de son apparition. Elle n’a donc rien à craindre. Elle survit et surgit sur un mode fantômal, comme une obsession, un souvenir ou un regret et n’est plus soumise aux lois du temps ordinaire. Comme les spectres, elle se nourrit de l’effroi qu’elle inspire et gagne en puissance à mesure qu’on essaie de la chasser. 

 

Jérôme Boutterin :Car qui pose la question du maintien ? Ceux qui veulent qu’on se tienne bien ? Donc cette question est intimement liée au lieu où elle est posée, ici l’université pose la question, ou se permet de poser la question du maintien (droit). On frémit à l’idée des questionnaires suivants posé par les autres disciplines, pourquoi la danse se maintient elle, le théâtre, le risotto, le fait de raccommoder les pulls, le vélo, le jeu de cartes, le dance floor,les boucles d’oreilles, la sexualité, les dictaphones….. Heureusement il n’y a pas encore de discipline du risotto, il échappera à la question de son existence. (On l’imagine bredouiller au fond de la marmite, arrête de me touiller, tu me fais exister ! et par là tu me maintiens !) En revanche la sexualité, ce n’est pas dit qu’on nous pose pas la question de son maintien relativement rapidement. (Et je dois dire qu’imaginer un professeur me poser la question du maintien (droit) de ma sexualité n’est pas pour me déplaire.)

Bon le rapport entre touiller et maintenir me semble pertinent. Pourquoi se maintient- elle, parce qu’elle se touille ! La peinture. Scientifiquement et ici je fais appel aux champs des sciences exactes car je suis en train de découvrir quelque chose de fondamental, toute chose se maintient dès lors qu’elle est touillée. Plus vous touillez, plus vous maintenez. Le maintien est une affaire de mouvement, contrairement à ce que nous pourrions croire le maintien n’a rien d’immobile, il n’est rendu possible que lorsqu’il est vibré, bougé, bougeotté, gigoté, secoué. Le maintien est la conséquence de cette dynamique. Donc pourquoi la peinture se maintient elle ? Parce qu’elle setouille. Maintenant après avoir répondu à la première question, la deuxième : de quoi cette question est-elle le symptôme ? En quoi le maintien de la peinture pose-t-il problème ? (à ceux qui réfléchissent au maintien général des choses). Parce qu’il se maintient sans savoir pourquoi ? Ben oui, ce n’est pas bien de se maintenir sans savoir pourquoi, oui quelque chose qui se maintient sans savoir ce qui le tient, ça ne se fait pas, il faut dans ce pays de la culture universelle et de la raison savoir pourquoi on fait les choses. Le sensible c’est bon pour les pauvres, le sensible, c’est à dire ce qui ne passe pas par la connaissance ce n’est pas du maintien, c’est du pipo. Quand on sait, alors on peut se maintenir, et d’ailleurs c’est vrai quelqu’un qui ressent sans savoir, il est vite ramollo, il se tient plus droit, il se couche pour sourire et même parfois pour pleurer, si on ne sait pas on n’est qu’un pauvre qui ressent même sans le savoir. Et la peinture qui peut si on n’y fait pasgaffese ressentir sans savoir, c’est grave, c’est ennuyeux, ce n’est même pas normal. Parce que c’est bien connu le sensible c’est un truc de demeuré et la peinture c’est (souvent) le truc des demeurés. L’élite de ce pays qui se reconnaît au fait de savoir ne peut et ne doit pas laisser se maintenir un truc de demeuré.

C’est pour ça qu’il faut se poser la question, parce que ça ne peut pas continuer comme ça. Il faut arrêter de ressentir sans comprendre et sans savoir. Ne vous inquiétez pas le Ministère y veille.

Mais nous en arrivons au deuxième concept, après celui du touillage, celui du demeuré, ici nous ferons appel aux sciences humaines pour vérifier notre hypothèse. Qu’est ce qu’un demeuré, celui qui reste et celui qui habite ou plutôt celui qui reste en habitant. C’est-à-dire celui qui habite, qui vit son immobilité. Le demeuré est celui qui se maintient. (Le pauvre, s’il peint il est vraimentquéblo) mais le demeuré est aussi celui qui ne comprend pas, celui qui sourit quand on lui explique que ce qu’il ressent ce n’est pas bien. Le demeuré est celui qui a la comprenetteun peu lente, il a souvent besoin d’un dessin. Il ne sait que ce qu’il éprouve, il ne se rappelle que de ce qu’il vit, tout le reste il le rêve, immobile. Le demeuré est le plus souvent assez stable, pesant, pas totalement inerte mais pour le moins lent. Le demeuré est donc par essence dans le maintien mais pas celui de la question qui nous est posé, pas celui du maintien droit, non, celui du maintien gauche, le demeuré se tient en se dandinant légèrement, en doutant de son maintien en hésitant sur sa gravité, en attendant la ou on va lui demander d’aller. Il habite ce moment incertain où il regarde ailleurs avant de faire ce qu’on lui demande.

Pourquoi la peinture se maintient-elle ? Parce que le demeuré la touilleet ça lui plait. Ou pourquoi la peinture se maintient-elle? 
Parce que le demeuré la touille et ça lui plait.

 

 

 

MNEMOSYNE

​

Mars 2016

​

Au début, la moindre éclaboussure est un miracle mais vite ça se complique. La peinture sèche, ce n'est pas du tout ça, il faut recommencer et recommencer, toujours repartir du début...Peindre c'est accepter de perdre les précédents états du tableau. Accumulation de traces, je piétine, je rumine. J'aime et j'efface, passe et je repasse. Résultat, tout devient sombre. Je reconstruis dans l'ombre. 

Les formes émergent et replongent dans les profondeurs, dans le chaos.

 

Mnémosyne

Géographie de tâches, ruisseaux, flaques, la valse des métamorphoses m'entraîne loin de mes premiers désirs. Le tableau se brouille, s'éclaircit, mais miroir du monde, miroir du temps, il garde en mémoire tous les gestes, tous les coups reçus, et il me résiste. Je tanne sa surface, avec le désir d'accrocher le regard par une vraie matière, par du brut: Illusions de boues, labours profonds, l'eau que je verse court tout autour, édulcore, dissout les frontières et ouvre l'espace, de l'air circule en rubans vermillons. 

Au moment de peindre me revient irréductible, un désir sauvage, secret, archaïque. Basses continues, rythmes, comptines absurdes, un cri, venu des profondeurs me glace: C'est Jean de ferenchaîné dans sa cage sous les branchages, le visage noir, les yeux fous rivés à ceux du petit prince qui a perdu sa balle en or...

Je saute dans des bois qui surplombent Londres au seizième siècle, sur les terres d'Orlando, personnage de Virginia Woolf dans son roman éponyme. Des orages grondent, je cherche mon chemin. Je suis ailleurs déjà, quand avec mon pinceau touchant la toile tendue, je suis surprise par la peau de tambour du tableau.  

 

« Aorgique-qui fait naître la beauté du chaos. » néologisme de Hölderlin.

Je me souviens de la terreur de l'obscurité, la lumière filtrée dans les rideaux de la chambre ou par les feuillages des arbres qui cachent le soleil. Les troubles du langage et le plaisir de la peinture, enfant.

J'ai un besoin vital des autres. A l'atelier, je leur vole de la couleur, il me faut des éléments nouveaux pour m'en sortir, des teintes vives que je n'aurais pas osé fabriquer et qui réveillant mes ocres, mes verts, me ramènent au présent.

Si je démultiplie les supports, peignant sur plusieurs toiles, sur plusieurs formats et suivant plusieurs pistes à la fois,c'est pour délier ma volonté, fatiguer mon regard. Par jeu, par défi je peins sur des peintures oubliées, jetées par les autres, abandonnées. Le monde existe aussi dans ces esquisses,...ça ne peut pas finir ainsi, moche, raté, nié ! Je recycle, je jette les couleurs, les choses anciennes survivent, et clignotent dans le fond, ce n'est pas moi qui ai commencé, mais ça devient mon histoire, ma peinture. 

​

Quand je peins, je n'imagine pas, je ne me représente pas, je ne me figure pas. L'instant présent est un roc, agrégat de mille grains, passés ou rêvés...Oui je me souviens, mais tout se mêle, peinture ancienne et peinture récente, art abstrait et art figuratif, réel et rêve. A cet instant où j'écris, si je fais un effort, émerveillements naïfs, se pressent devant moi les chevaux noirs brillants de Velasquez, ses dentelles lumineuses, les regards humides des disparus qui plongent en moi, les arbres de Per Kirkeby, Bethsabée de Rembrandt, le visage de sa servante qui lui lave les pieds, les gris de Goya, le violet d'Irene Callum...Des paysages de Corot...les carrés de Scully, les gestes de De Koonig, un petit film sur Youtube du travail de Brendan Cass au milieu des bidons de peinture à New york et encore Julian Schnabel, Herbert Brandl plus proches et plus lointains. Tout danse devant mes yeux, apparaît, disparait m'échappe.

Je convoque à loisir les mêmes souvenirs qui peu à peu s'émoussent et changent, laissent leur place à d'autres ou au contraire deviennent comme des galets polis. Ma mémoire se forge, se muscle. Ou s'appauvrit.... 

 

Qui décide de ce dont je me souviens?

Que veut faire Warburg avec son Atlas Mnémosyne en 1926, géographie de la mémoire ? Après la guerre de quatorze et les avancées scientifiques, les lois chronologiques et spatiales de l'Histoire officielle devenues inopérantes et stériles, comment lier mémoire collective et mémoire individuelle? Comment décrypter le fonctionnement de la mémoire, le « mimer » pour réconcilier l'individu avec le monde où il vit? (thème des romans de Virginia Woolf à la même époque) Pour élaborer sa nouvelle Histoire de l'art, Warburg classe toutes les images qu'il trouve photos et peintures, puisant à toutes les sources possibles, explorant les arts des peuples partout passés et présents. Il fait entrer dans sa recherche les sciences, l'ethnologie, la sociologie, les mythes fondateurs, les idées de l'époque...Il procède par associations subjectives et enrichit sans cesse sa « base de données » et sa bibliothèque. Son oeuvre est infinie, personnelle et universelle:une démarche artistique. Aujourd'hui cette façon de penser non linéaire est acquise mais la révolution numérique, la dématérialisation des images, la vitesse, reposent la question de la mémorisation

Finalement, à Lisbonne avec mon téléphone portable, j'ai photographié la Fondation Calouste Gulbenkian en entier. Pourquoi, comment choisir ? Prise d'admiration et boulimique du plaisir de les avoir à moi, dans ma poche...

A Art Basel 2014, aussi j'ai saturé la mémoire de mon portable. J'ai vu « la Mer » Un accrochage de dizaines de tableaux des années 30-40 côte à côte représentants dans des cadres différents une vague qui s'écrase sous les nuages.

La « marine , motif obligé, objet commercial à la mode dans les années quarante  les horizons sont vides mais mis ensemble, les tableaux sur le mur deviennent « La mer ». Seuls, ils ne sont rien, rien que des images encadrées attendant leur fin dans des brocantes ou des vide-greniers...Ce recyclage, ce jeu entre passé et présent, entre espace privé et espace public, est l'hommage d'un peintre à la mémoire de tous les peintres obscurs et aussi à toutes ces personnes, nos grands-parents, qui ont accrochés ces tableaux dans leurs salon pour rêver à un ailleurs.

A la mer, ce vide où tout est possible...

​

La peinture crée du temps et de l'espace

A propos des Shadows, suite de peintures répétitives présentées comme à l'infini sur deux murs face à face, bord à bord et à hauteur des yeux. Andy Warhol déclarait: «Ce qui m'intéresse c'est l'espace entre les peintures». Parlait-il du non-espace entre les toiles qui se suivent ou bien de l'espace entre les deux murs qui supportent les tableaux, celui où se promènent les spectateurs, bien vivants eux? Un espace vide, plein de « vibrations », de pensées, de déplacements, de vêtements colorés, de gestes...

ou bien la peinture encombre l'espace et arrête le temps?

Que devient la peinture? Quand mes tableaux sont finis, je les oublie. Je les entasse où je peux, physiquement et virtuellement. Je les prends en photo pour dire qu'ils existent et les montrer-si je remets la main dessus, car il sont stockés sans ordre dans des mémoires numériques palliatives -dont je ne connais pas la durée de vie-ou bien sur internet quelque part..Que deviennent ces objets encore un peu « encombrants »? Quelle est leur place dans le présent, dans l'avenir? 

Ce qui reste: La beauté.

Tressaillement intime, la beauté arrête le temps, grave et tragique. Ineffable elle sidère, d'elle on ne peut que se souvenir. La beauté est « réminiscence »  Socrate explique que si l'on ressent une douleur, une nostalgie devant le spectacle de la beauté, c'est parce que l'âme réincarnée se souvient dans un « flash » des « réalités », un monde parfait entrevu autrefois et amèrement regretté...et dont notre vie ne serait qu'une piètre imitation (Phèdre de Platon.)

​

bottom of page